Celui-là.

    Ils me prennent pour un fou. Je le vois quand je les regarde et que je vois leur air effaré alors que je suis à m'occuper, dans mes pensées. Ils me prennent pour un taré, un mec qui sait pas où il est, qui sait pas ce qu'il fait. Ils croient que je ne sais rien du tout et que je suis ailleurs, dans des nuages qui leurs semblent obscurs. Mais moi, je sais ce que je fais et je sais ce que je suis. Je sais que je rêve un peu, ouais, mais je sais surtout que je réalise mon rêve : le comble étant que mon rêve soit de rêver, simplement. Je ne tiens pas à faire autre chose, quelle joie à ne plus voir des gens effarés ? Au fond, j'y prends une plaisante ironie, j'aime que l'on me regarde avec le dédain de celui qui ne comprend pas et j'aime que l'on m'houspille, me disant d'avancer droit. Cela me donne l'occasion d'aller de travers.
    Quand je me promène dans la rue, je me dis que rien ne vaut la peine que j'avance trop vite. Je regarde les gens qui passent, devant moi. Ils se retournent parfois, étonnés que quelqu'un les regarde. Ils ne doivent pas avoir l'habitude que quelqu'un les voie. Je suis celui qui attend au milieu des rues, les bras ballants, et qui regarde passer les nuages, parmi les gens. Je suis celui qui, d'un regard circulaire jeté à son tour, éclate d'un grand rire inepte. Et quand je n'ai plus d'argent, je m'assied au milieu et je fais la manche. Cela me fait voir un autre point de vue, celui des gens d'en bas. Et leur regard qui était hautain devient vaniteux, de la vanité de la vie tranquille et bourgeoise, celle du petit nanti, qui, tranquillement, va faire ses courses le soir et n'expire qu'un sombre mépris à celui qu'il ne regarde pas et celui qui fait la manche devant le magasin. Celui là, c'est moi. Je ne leur demande rien, j'essaie de grappiller, quand ils sortent du magasin, un ou deux centimes. Mais je préfère chanter, des chansons qui les scandalisent tous, et j'insulte les passants. Il n'y a pas de raison, eux aussi se trouvent insultants ; ils n'ont simplement pas le courage de l'admettre et de le crier aussi haut que moi et que ma voix enrouée.
    Et j'ai mon chien qui aboie parfois, quand une tête ne lui revient pas ; il me dit la laideur du monde autour et il est bien doux avec moi. Quand c'est à la lune qu'il hurle, il me rappelle comme le monde est beau ; celui-là dans lequel je suis et dans lequel j'ai creusé mon trou. Il va, parfois, remuant la queue, vers une demoiselle qui lui semble jolie, mais il ne quitte pas souvent mes bras. Il est jeune encore et moi aussi. On est un peu frères, je pense, compagnons en tout cas. On a forcément besoin d'une fratrie, quand on est seul. Souvent, je laisse mon chien se promener et je pars aussi. Il y a un rocher, sur une large place, que j'aime bien. Alors que l'on est au sommet, personne ne nous voie. C'est l'infraction à l'attention mal placée de la population ; l'espace que personne ne connait, croyant connaître si parfaitement cette petite montagne, ce petit roc, posé au dessus de la grande place comme une boule cailleuse au milieu d'un immense jardinet japonais. Et moi, là-haut, je surplombe tout le monde et je vois les gens d'en haut.
    Je ne vois que le dessus de leurs petits crânes qui s'agitent, remplis de soucis, qui vont et viennent toute la journée, sur cette place toujours fuyante. Alors, j'éclate de mon rire candide et certains, ceux qui ne sont pas trop dans la fumées de leurs jours étranges, m'entendent. Ils se demandent d'où vient ce rire de beau diable, ce rire de liberté. Et baissent la tête à nouveau, repartent dans leur ignorance. J'insinue le monde dans les esprits, je suis celui que l'on veut pas voir, mais que l'on voit quand même. Celui qui déchaîne la pitié, engage les remords et la culpabilité. Je suis celui-là qui, perché sur un lampadaire, aurait semblé le fou du village, dans une autre époque, et semble le plus sain d'esprit dans ces temps sombres. On a jamais assez de lumière. Moi, je cache la lumière des lampadaires dans mon manteau pour l'emporter avec moi et la voler à la ville à qui je dois rien. Je m'enfuis, des feux follets dans le cœur, entre les ruelles sombres et je me trouve brillant de mes facéties.
    Je bois les bouteilles à moitiés vides que je trouve, ramasse parfois les morceau de pain qui traînent, les arrachant aux oiseaux, moineaux de malheurs, petits vautours de la ville à mon instar. Je les regarde sauter et, sautant avec eux dans mon esprit, trébuchant en réalité, nous faisons la course. Je gagne toujours : ils s'enfuient devant ma grandeur. Mes ailes sont mes jambes qui me portent si loin que vont les chemins intracés parmi les grands immeubles. Les toits n'ont plus de secrets pour moi, les caves sont mes refuges. Je suis oiseau de la ville, toujours près à s'envoler alors que l'on porte son regard dessus ; l'ombre citadine, évanescente et libre à chaque ténèbres.

Pincemi et Pincemoi

  • Nous devrions partir en dialogue.
  • Oui, mais comment savoir quoi nous dire ?
  • Je ne sais pas, essayons.
  • Bien, essayons.
  • Qu'avez-vous fait de beau ces derniers temps ?
  • Oh, cher ami, je n'osais vous demander ce que vous faisiez dans la vie.
  • Vous ne répondez pas à ma question.
  • Non, mais avouez que cela est cocasse !
  • Je l'avoue bien volontiers.
  • Mais pardonnez moi, cher ami, je ne vous ai donc toujours pas répondu !
  • Je ne vous le fais pas dire.
  • J'aime dans le monde aller sur les chemins.
  • Êtes vous poète ?
  • Poète ? Seigneur non, j'ai dit que j'aimais faire.
  • Oh, êtes vous musicien ?
  • Hélas, je fais, mais je suis paresseux.
  • Un paresseux ?
  • Monsieur, vous prenez tout au pied de la lettre et, si je suis une sorte de paresseux sans doute, ce n'est que pour son côté languissant et altier.
  • Oh, je vous prie d'excuser mes maladresses, cependant, je n'ai toujours pas cerné votre occupation.
  • Je me languis, vous l'avez entendu. Je philosophe et je parcours le pays à mon gré. Je m'estime en ma demeure dans votre logis.
  • Monsieur, je ne vous ai guère demandé de nouvelles sur votre lieu d'habitation.
  • Et que s'agit-il que votre propre occupation ?
  • Pour ma part, j'étudie. Le monde regorge d'études de toute sortes et de tous reliefs.
  • Oh ! Nous voilà bien amarrés, cher ami. D'un scientifique et d'un littéraire !
  • Je ne pense pas que l'on puisse dire cela.
  • C'est de votre rigidité que vient votre ressentiment mon cher !
  • Je ne m'estime certainement pas comme rigide et, bien que le fait que je l'énonce le contredise, je crois judicieux de faire preuve d'un minimum de discernement en toutes circonstances.
  • Je ne crois qu'au discernement de l'hydromel, des nuages et du vin !
  • Ce sont des sortes de discernement. Vous les rendez lyriques.
  • Oh, certes, oui, mais que diable ? Un peu de théâtre ne fit jamais de mal à personne ! Et lorsque je m'épanche dans la tragédie, ce n'est que pour mieux rebondir : ne vous essoufflez-vous donc jamais ?
  • Je ne suis pas bavard. Je ne pense pas que l'on puisse dire des choses sans cesse à propos des choses. S'il est judicieux d'évoquer des images des choses, il faut savoir les pondérer.
  • Vous parlez comme un sablier !
  • Je ne tiens pas à réagir à vos provocations. La révolte doit parfois être vaine.
  • Oh, je ne puis vous laissez amoindrir de votre petitesse mon tableau de rêves. Les images sont douces, elles permettent de s'avigorer l'imagination. Elles laissent courir l'esprit plutôt que de l'enfermer dans une cage de raison.
  • Vous parlez de cage car vous ne connaissez pas la superficie de la connaissance ; peut-être sentez-vous les tréfonds de l'âme mais nous avons pour nous la surface entière de l'esprit.
  • M'insinueriez-vous primitif en m'insinuant un homme des fonds ? Croyez-vous que seuls les hommes de sciences sont dotés d'esprit ? Croyez-vous que l'âme n'ai pas de regard ?
  • Je dis simplement que peut-être l'âme a-t-elle un regard, mais l'esprit en a un. Nous autres scientifiques, tournés vers l'extérieur, pouvons voir d'une même sorte que vos penchants intérieurs.
  • Évidemment. Cependant, certains s'étalent dans la raison et s'y tournent à leur gré.
  • Que voulez-vous, le monde est partout, les réalités sont multiples.
  • Monsieur, pensez-vous judicieux de mêler le monde à cela ?
  • Je ne verrais de toute façon pas duquel vous parlez. Rappelez-vous que je suis un scientifique et que vous êtes littéraire. Pardonnez-moi ces réductions bien amères, vous m'entendrez.
  • Cher monsieur, bien évidemment. Mais j'ai cependant peur de ne pouvoir vous causer plus longtemps, si nous n'évoquons aucun monde du tout.
  • Alors de quel monde voulez-vous parler ?
  • Ne soyez pas si direct et restez courtois. N'oubliez pas que nous sommes des hommes du monde. Nous nous devons nous maintenir une certaine figure.
  • Ahah, oui, sans doute avez-vous raison. Mais nous ne pouvons que nous figurer vos mondes, à vous, les littéraires ! Je ne voudrais cependant pas vous vexer, monsieur, et je vous accorde le crédit que vous souhaitez pour ce point.
  • Où donc pourrions nous aller, si je laisse les imaginations nous mener ? Je ne peux, cher monsieur, que me réapprendre à moi-même en essayant de vous l'expliquer. Essayons : imaginez une rêverie. Vous voyez simplement les tressaillements de vous-même et c'est pour vous comme si vos yeux s'étaient fermés une seconde fois. Nulle besoin de décrire ce qui vous arrive, vous pouvez alors vous constater.
  • Je suis sceptique.
  • Ce n'est point que vous ne faites aucun effort, c'est que vous en faites trop ! Vous devez, mon cher ami, vous laisser aller, ou plutôt laisser tout ce qui n'est pas vous-même, aller.
  • Aller ? Mais aller où ?
  • Ah ! Je l'ignore ! Et vous aussi l'ignorez ! Vous saurez une fois que vous ne le saurez plus.
  • Voilà qui est pénible avec vous, les littéraires, vous ne savez décrire plus loin que des images bien floues.
  • Alors je vous écoute ?
  • Non, cher monsieur, je ne peux me permettre de vous étaler ma science, pour la simple et excellente raison qu'outre le fait que ce soit hors de propos, quand bien même vous comprendriez, tout cela n'aurait d'intérêt que si nous avions l'occasion de sortir une planche ou une autre table de recherche.
  • Voilà, comme vous y êtes. Quelle prétention ! Une science nécessite aussi une pratique, mais en ce sens, nos effleurements de conscience sont aussi science ; nous les pratiquons.
  • Je ne peux évidemment vous exposer une idée décente, mais puisque vous y tenez, je vais vous expliquer l'une ou l'autre chose que je comprends.
  • Ahah, quel homme de science !
  • Bon. Disons simplement que 1+1=2. Si on pose 1=2, nous sommes d'accord que 2+2=4.
    En posant cela comme 2² (soit 4) nous obtenons la deuxième dimension puisque la valeur de référence se trouve être deux relativement à 1. Puisque la troisième dimension est une relation de profondeur à partir de la seconde et se matérialise en 3 compris en 4, nous savons que nous ne pouvons continuer en expansion du système déjà crée mais dans un affinage de celui-ci ou si 4=1, 3=3/4 donc notre 2² deviens 2³ soit 2*(2*[3/4 de 2]). Pour résumer la démonstration, relativement à 2 et 4 et dans un système mobile avec l'unité (1) de référence donc une unité complète infinie 3=3/4 soit 2+1/2(2) ou 4-1/4(4) et nous pouvons donc conclure que la découverte du 2 et du 4 induisait hypothétiquement la découverte de la troisième dimension.
  • Je suis soufflé, cher ami. Cependant, une pareille démonstration débouche forcément sur un imaginaire. Sans cela, vous ne pourriez penser de nouvelles dimensions encore ! Voilà notre règne, à nous, littéraires. Nous partons de l'imaginaire lui-même et pouvons inventer autant de dimensions qu'il nous est possible !
  • Je vous l'accorde, mais elles ne sont qu'affabulations, vous auriez grand' peine à revenir à une réalité ou l'autre et vous partez de vous-même et votre petit esprit. Que vous soyez malins vous permettra simplement de mieux vous sortir de vos dédales ; nous traçons une ligne droite !
  • Vous vous aplatissez de sciences en plus de votre fadeur habituelle. Il vous faut forcément un peu de fadaises axiales pour vous relever et nous vous sommes d'un grand recours.
  • Cela est vrai. De la même façon que recadrer parfois une littérature peut lui être fort bénéfique.
  • Comme nous nous équilibrons mutuellement !
  • Oui, au point d'en être parfois fort mal à propos.
  • Mon ami, je suis heureux de vous l'entendre dire, notre parfait assentiment ne peut que nous être mauvais. Il nous rendrait fades et bien pire que votre fadeur, encore !
  • Je ne suis pas fade, gardons une consonance quelques temps voulez vous ?

« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien »

Le réveil sonne, je remue, je peine à ouvrir les yeux sans les refermer - le jour est clair. Je dois bien les ouvrir ne pas attendre le second réveil parce que je dois partir dans quarante minutes pour l'université. Et puis je n'avais pas mis de second réveil.
Je n'ai plus d'argent mais c'est la fin du mois. Reste des oeufs à frire, une gaufre à moitiée mangée l'avant-veille. Je ne buvais pas les deux tiers de ma cafetière, je sais, dommage.
Dans le métro, je suis absent, je ne sais plus ce que j'y ai fait, là, précisément. D'habitude - oh si, je me souviens des fesses d'une très jolie femme, en allant vers la bouche, tenant nonchalament son parapluie sur sa droite tandis que la pluie batante humecte sa belle chevelure par le coté gauche. Oui il y avait de la pluie battante ce matin et je la sentais frapper mon visage comme l'avant veille au soir sauf que l'avant veille au soir tandis que j'attendais improbablement sur la voie d'un mac drive désert de quoi me sustenter, la pluie était bien visible dans une sphère autour d'un lampadaire. Je peux dire que mes yeux, quoiqu'humidifiés par la pluie qui les frappaient de face, voyaient là ce qu'aucun objectif ni aucune caméra ne pouvait voir sans que la focale n'en soit franchement perturbée. Ou alors en longue focale à l'abris d'un parapluie. - peu importe l'habitude.
La femme s'est retournée quand son parapluie a heurté mon genou dans l'escalator. Elle était bien plus agée que je n'aurais cru, au vu de ses courbes sûres. Mais elle en avait davantage de charme.
J'étais à ce moment, qui sait, très malheureux de la nouvelle selon laquelle Léone était mariée. La veille au travail j'avais lu plusieurs albums pour enfants et je m'imaginais déjà faire la lecture a sa petite - j'avais le temps, elle avait neuf mois.

« Il était plusieurs fois une forêt. »

D'ici à ce qu'elle arrête de réclamer des histoires, j'avais peut-être le temps de faire divorcer Léone, mais il me semblait que je devais avoir d'autres choses à faire.
Le monde compte beaucoup de femmes et beaucoup d'entre elles me plaisent. Je tressaille, ou trésaute, ou défaille - je suis particulièrement sensible aux moments équivoques ou elles me font de ce rentre-dedans, me regardent de leurs yeux langoureux. Je sais que tout cela est un jeu et je devrais le prendre comme tel, parcequ'autrement, elles se lassent. Les femmes de trente ans ont rarement gardé une sensibilité qui en font des joueuses de long court, de vrais joueuses. Elles semblent vouloir couper court à la partie, je crois. Si bien qu'il faut agir ou rester à un niveau important de pathétique quand on comprend comme on a perdu sa chance.
Je pensais que la bière était néfaste à mon écriture, pas tant concernant son style que sa lisibilité, mais il semble qu'écrivant à l'encre, elle pose des problèmes suplémentaires lorsqu'elle tombe en goute sur mon papier si fin et touche plusieurs épaisseur. Alors elle emporte l'encre. Mais qui lira le papier ?
J'écris selon l'idée, enfin c'est avec celle là que j'ai commencé, de Merleau-Ponty selon laquelle on pourrait tout à fait renverser l'intelligibilité de la représentation de la perception. Que les objets ne soient plus le boulevard et les arbres, mais le vide entre eux lorsque ces derniers deviennent le fond. Il me semble que j'essaie de faire ça à la manière du cube en perspective dont on ne sait s'il se développe devant ou derrière.
Une même perception et plusieurs perspectives.

« Il était une fois une forêt. Dans cette forêt vivaient des arbres. Dans un arbre vivait un oiseau coiffé d'une couronne. Il vivait dans l'arbre et commandait à l'arbre. Mais après avoir fait plusieurs fois le tour de l'arbre ... »

C'est assez étrange, de cette idée que je visualisait assez bien avec cet exemple que j'avais trouvé avec le cube, j'ai curieusement commencé à écrire dans une piètre prose spontanée. Je revois ma journée dans le désordre en passant d'une chose à une autre sans moyen de trouver de fil conducteur puisque les mots alignés, nés à la suite les uns des autres, en comportent naturellement plusieurs. Est-ce pour autant un procédé ayant grand chose avoir avec l'idée de départ ? Aucune idée. Le procédé m'interdit de réfléchir pour l'heure.
Ou plutôt la bière. Il m'est arrivé souvent, après avoir fumé du cannabis, de pouvoir partir dans quelque chose de plutôt, d'assez, voire d'étonnement cohérent - sur la musique, une fois, je me souviens. Et à la manière de la prose spontanée, les idées s'alignaient les unes aux autres tant et si bien que j'avais du mal à les clores, si bien que pour apporter la cohérence d'ensemble au développement, je devais rester très concentré. Je devais faire attention à ne pas définitivement digresser, ce qui n'aurait pas été un problème en soi, mais qui m'aurait fait perdre l'idée que j'avais commencé seulement à développer. Alors quand elle m'échappait, j'arretais et je faisais le point.

« Un jour, l'oiseau ôta sa couronne et fut rendu à sa liberté. Il était une fois, dans une autre forêt habitant d'autres arbres, d'autres oiseaux qui portaient des chapeaux. »

Comment ? Aurais-je retrouvé un cafard généreux dans mon cendrier ? La cendre couvre les braises, dit-on. Ca n'était pas un cafard, je crois mais cela convient : je n'ai plus de cigarettes, je n'ai plus d'argent.
Aller, de tête, essayons de mieux nous souvenir du beau poême en rimes que j'essayais de citer, tout à l'heure. Rimbaud. Pour la petite fille.

« Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picotés par les blés, fouler l'herbe menue. »

Un dernier pour la route

The bay trail
Nous étions dans ce bar l’autre nuit. Nous buvions quelques bières, de celles des mérités, après avoir aidé Nan à installer son bureau. Une longue après midi d’hiver pluvieuse, mais non trop froide.
Il s’agissait d’une de ces soirées dont on sent qu’on n’en tirera pas grand chose, qu’on se trouverait bien ailleurs : tout à la fois, j’étais un peu coincé, un peu désespéré, un peu saoul, mais pas trop, enjoué tout de même. Pas trop mal entouré, mais pas si bien : j’étais pas de cette humeur là. Ces soirées que l’on passe finalement assez seul. Un apéritif qui tire en longueur, qui s’étend sur le reste de la soirée. Sur la séance à laquelle on voulait assister. Un imprévu presque agaçant.
J’étais là, et je me voyais boire avec mon chauffeur, pour le retour - bières sur bières. Ça nous arrivais de temps à autres, en sortant du travail, d’aller boire un verre, de fumer un pétard ou les deux. Un peu plus que de temps à autres. Souvent, régulièrement. Mais il faut diviser cela par la timide régularité avec laquelle je travaillais.
C’était mon mécanicien, il s’appelait Henry. Nous travaillions ensemble le week-end, le plus souvent, mais nous croisions parfois la semaine au garage, lorsque j’y passais entre mes cours pour voir le patron, pour ma paie, ou parce qu’il m’avait parlé d’une belle voiture qu’il fallait réceptionner un jour où il ne pouvait pas. Parfois, il me donnait rendez vous le midi pour voir un V8 américain qu’il devait réviser, une cadillac ou une chevy. Je sortais alors de mon lit, du café ou de l'université, et j’accourrais à toutes jambes. Et avec Henry, nous fumions une cigarette dans la cour, sur la terre battue humide, par endroit verte de quelques brins d’herbes. S’il pleuvait, nous prenions une tasse de café réchauffé. Il s’occupait des bagnoles ordinaires que les clients amenaient, avec de petits pépins. Il avait la trentaine passée, une barbe de trois, voire quatre jours - je sais qu’il y a une controverse sur ce terme, qu’il faudrait, dit-on, en moyenne autour de sept à dix jours, en taillant sa barbe à la tondeuse, pour pouvoir prétendre à cette caractéristique mensongère ; et ainsi faisaient tous ces types qu’avaient des barbes. Je pouvais pas prétendre à ce signe de maturité, j’avais vingt-et-un ans, et ma barbe tardait à prendre une honorable forme. Mais mes cheveux tombaient déjà comme chez un type de vingt-trois ou vingt-cinq.
Une parenthèse a propos de cette controverse qui m’oblige à revoir ce que j’ai écrit plus haut pour commencer la phrase dont je clos seulement l’incise. Henry avait cette barbe là, je crois qu’il l’entretenait, mais c’était cool sur lui. Henry était un mec cool. Sa moustache était cool. C’était un gars sensible, assez drôle, je l’aimais beaucoup - c’est toujours le cas, d’ailleurs.
J’étais dans ce bar avec lui et Nan, je sirotais un verre - non, j’« avalais », je « descendais ». Comme la musique était mauvaise, je regardais par la fenêtre, la lumière et la couleur, la forme des gouttes d’eau que me révélais, s’écrasant sur l’amas de graviers goudronneux, noir ébène que constituais la chaussée, les phares des voitures qui tournaient face à moi, s’arrêtant au stop du carrefour où le bar se trouvait. Je regardais la pluie, la nuit. Les portes vitrées du café - « Pacific Heights » - étaient embuées. Mais pas au niveau des roues et de la pluie - seulement à hauteur des yeux.
Le pied, c'était la route. Rentrer à pas d'heure, c'est s'assurer d'une belle route, bien dégagée. J’étais avec Henry, nous écoutions même peut-être la radio, ça nous arrivait fréquemment. Les choses étaient bien.

Sujet. Discutez la question « Comment bien employer son temps après une heure du matin ? »

Occupation nocturne #1


J’ai commencé cette dissertation, un peu tard, comme à mon habitude. J’allais vous expliquer que j’avais lu l’ensemble de mon cours, qui était incomplet et dont j’ai récupéré ce qui me manquait, mais comme vous le constatez, je n’arrive même pas à exprimer clairement cette idée. J’ai l’impression que les mots que j’utilise m’échappent. J’ai la sensation de ce que je veux dire, j’ai le mot sur le bout de la langue, je visualise la nuance dont j’ai l’intuition, mais je perds mes mots.
Je perds mes mots et donc j’aspire à la clarté, à la tranquillité, à la littérature, histoire de ne pas tomber dans ce vide de sens total que sera ma vie lorsque je n’aurais plus de mot. Mais je suis déjà dans un vide de sens complet.
Vous me demandez de faire une dissertation sur la sociabilité et les groupes sociaux dans la France d’ancien régime. C’est bien ce que l’on demande habituellement aux étudiants pour leur faire passer des examens. Vous me demandez de porter un point de vue sur ce sujet. Mais je ne sais pas quoi vous dire. Vous n’insulterez pas mon intelligence, je le sais bien. Ce n’est pas que je n’ai pas d’avis sur la question, probablement en aurais-je un, si ça m’intéressait. Mais en fait, j’ai l’impression que vous m’invitez à cet exercice, que j’ai fait cent fois, de blabla. Je sais plutôt bien écrire, je suis habile pour ça, et je sais écrire ce que l’on me demande d’écrire. Mais j’ai fait cela trop souvent. Trop souvent je me suis lancé dans cet exercice ridicule de baratin, vous en avez lu des pages et des pages de mes copies vides, creuses, ou la formule et l’apparente complexité n’ont d’égales que l’ironie avec lesquels je les écris.
Ce désamour n’est pas vis à vis de vous, elle est vis à vis de l’institution à laquelle nous collaborons tous, entretenant ce mythe de l’université, lieu du savoir et de la joie sur terre. Mais vous savez bien que ça n’est pas le cas, vous qui avez passé votre année à rappeler à l’ordre des élèves comme le font vos collègues dans les collèges et les lycées. J’étais désolé de cette situation, pas tant pour moi que pour vous, parce que vous trouvez vous du sens à ce que vous faites, de toute évidence. J’ai eu envie, parfois, de hurler sur ceux là, mais je ne l’ai pas fait, d’abord pour vous. Pour ne pas saper votre autorité ou pour ne pas vous sembler, moi aussi, vous manquer de respect. Par résignation aussi. Rendez vous compte, à l’université, se retenir de saper l’autorité d’un enseignant pour l’intérêt intellectuel ? Mais c’est tout le contraire, je crois, l’université ! Le lieu où l’on ne devrait surtout pas se retenir de saper toutes les autorités pour le savoir...
Vous ne m’avez jamais expliqué pourquoi il était important de faire cela. Si vous l’avez fait, vous ne m’avez pas convaincu. Je n’ai pas le tempérament assez panurgique pour faire les choses qu’on me demande de faire juste parce que l’on me demande de les faire, et là, j’ai le sentiment d’exploser en vol. Croyez moi, lorsque cela arrive, la seule chose qui vient à l’esprit des gens à qui l’on en parle, ce sont les bêtises suivantes : « mais termine cette licence ! avec un diplôme, tu pourras obtenir des équivalences ! un peu de courage ! il ne reste qu’un mois, c’est la dernière ligne droite ! ». Et croyez bien que je me suis efforcé de le croire. Je l’ai cru, j’en ai fait, depuis  deux ans, au moins, ma principale motivation. Et plus encore par défaut que ça n’en a l’air : finir ce que je suis en train de faire parce que je veux en finir et que je n’ai rien d’autre à faire.
J’ai trop longtemps participé a cette mascarade, peut-être d’autre auraient eu plus d’épaules, mais là aussi on a raté mon éducation. Je suis fatigué. J’ai mal au dos, depuis ma première année à la fac. J’ai du mal à entretenir les relations que je souhaite, à faire ce qui m’inspire du plaisir, comme lire, et plus encore, j’ai du mal à faire des choses constructives. Ces années m’ont formidablement appauvri et m’ont refermées sur moi-même plus encore que je ne m’en rends compte, après tout ce temps. J’ai tourné en dérision ce qui me rendait perplexe, toute cette comédie à l’humour douteux. Et puis je n’ai plus trouvé ça drôle, alors j’ai fait autre chose. Puis je voyais bien que je ne pouvais pas ne faire qu’autre chose. Alors je me suis rendu compte que quand bien même, je le voudrais, je crois que je ne pourrai plus aujourd’hui m’épanouir en apprenant quelque chose. J’ai même perdu l’habitude d’apprendre, d’entreprendre, ce qui me donne franchement le sentiment que j’ai plus encore qu’au lycée perdu mon temps, ici.

Je vous joins, a tout hasard, cette dissertation : j’en avais fait le plan, esquissé le développement, j’avais achevé l’introduction. Vous verrez, c’était bon. Mais ça a calé : c’était la panne sèche. Une distance trop grande et trop absurde a parcourir en un temps trop court. J’ai pris la contre-allée.

Sociabilité et groupes sociaux

Introduction :

L’époque moderne est connue pour son histoire politique, pour ses grandes caractéristiques sociales et économiques, fondant une société particulière, entre la société féodale et la société industrielle, qui aurait porté une dynamique particulière jusqu’à nous, celle d’un lent processus d’individualisation et de civilisation des moeurs (N. Elias).
En effet, présente parmi les hypothèses des études des sociabilités de l’époque moderne, la dynamique historique d’Elias permet de ré-interroger certains concepts : qu’est-ce que la sociabilité, dans une société qui porte en son sein des normes de rapports sociaux traditionnelles et des formes de rapports entres individus marqués par le calcul rationnel ?
A cette question s’ajoute l’ambiguïté des distinctions suivantes, que l’on retrouve aussi classiquement lorsqu’il s’agit de sociabilité : sociabilité formelle ou informelle, comme si la sociabilité informelle n’était pas, bien souvent, une institution, habitée par des rituels, des normes et des représentations ? Comme si les sociabilités formelles des élites devenaient mécaniques, une sociabilité de machines huilées par des usages entendus (Barry Lyndon, Kubrik). L’ambiguïté de la distinction, elle ultra-classique, des groupes sociaux, distinction galvaudé par un imaginaire de « la société des trois ordres », première représentation que l’on acquiert, à l’école, lorsqu’il s’agit d’époque moderne. Galvaudée parce que cette distinction n’est pas toujours pertinente pour comprendre les logiques et dynamiques du lien social, de la sociabilité, alors qu’elle est toujours présente à l’esprit. Il convient peut-être donc de proposer d’autres critères pour former les groupes sociaux dont nous parlons : en partant de l’individu, par exemple, des groupes sociaux pertinents en forme de cercles concentriques, de réseaux, obéissant chacun à des critères spécifiques, à une sociabilité dont on peut écrire plus exactement les règles, dont on peut mesurer l’intensité. Des groupes sociaux ayant un sens pour les acteurs de la sociabilité : les relations entre tel petit noble de province et son voisinage, pouvons nous les réduire à cette stratification de la société, par ailleurs pertinente à d’autres échelles ?
Parce que la sociabilité est un concept qui se comprend bien mieux en parlant d’individus et d’expériences, recourir à la convivialité, à la socialité pour caractériser ce dont on parle est judicieux. Comprendre le ressenti des individus dans leurs sociabilités, qui est au fondement des interactions sociales (A. Fiske), comprendre les trajectoires et les logiques qui les expliquent, présidant à la formation de groupes autour de ces acteurs.

Quelles multiplicité de la sociabilité à l’époque moderne, quelles dynamiques pour les groupes sociaux ?

Nous nous interrogerons de cette façon sur les sociabilités en les distinguant selon leurs temporalités, selon la place qu’ils occupent dans la vie des acteurs, fonction de leurs fréquences, du caractère ordinaire, extraordinaire. Cette distinction, utile pour constater que l’analyse privilégiant la stratification sociales des pratiques n’est pas la seule, bien que notre  dernière partie interrogera les formes spécifiques de la sociabilité des élites, dont les caractéristiques sont aussi temporelles.


1/ Le lien social comme manifestation première de la sociabilité

Le lien social, conséquence de la proximité des individus, atteste d’une cohésion sociale lorsque cette proximité est vécue comme positive. Ainsi, la convivialité est une dimension cruciale de la socialisation.

a) La convivialité, moyen d’une sociabilité ludique.

    Selon la définition de Simmel de la sociabilité, l’enjeu premier de la sociabilité est le plaisir d’être ensemble. La société d’ancien régime est caractérisée par l’importance de la définition collective sur l’être particulier, ce qui revient à dire que l’ « être ensemble » est au fondement des individualités naissantes. On est, lorsque l’on est avec ses confrères aux travail, on est, lorsque l’on est dans une société de jeunesse. On est enfin, lorsque durant l’hiver, dans les villages, on est dans une veillée pour jouer les jeux de la sociabilité. La convivialité produit donc un sentiment d’appartenance, un sentiment affectif, de plaisir.
    Le jeu est une des dimensions fortes de la convivialité : on le retrouve lors de la veillée, avec le jeu subtil et normé de la séduction entre jeunes, qui signifient aux uns et aux autres leurs émois amoureux, rougissent, se moquent ou commentent, pour les plus jeunes qui n’ont pas encore l’âge. Ces comportements sont soumis à des règles, routinisés, qui s’apparentent à des rites d’interactions : la jeune fille fillant le coton n’a qu’à faire chuter sa bobine pour qu’un galant la lui rende, contre un baiser. Cette jeune fille n’a qu’à espérer avoir été assez claire dans ses exigences : subrepticement, par des jeux de regards, en alimentant des discutions, qui deviendront des rumeurs parvenant aux oreilles des jeunes hommes. Si ce n’était pas le cas, elle conserve malgré tout la possibilité de garder la face, tout en récupérant sa bobine, et de tenter sa chance plus tard avec un autre jeune homme.
    Le jeu n’est pas seulement celui des acteurs entre eux : il s’agit du jeu à proprement parler. Jeu de cartes, de dès, d’échecs, danses, farces, le jeu comme divertissement est un des aspects de la convivialité des relations sociales. Traversant les stratifications sociales, le jeu se retrouve dans tous les lieux de sociabilités. Au cabaret, on peut jouer de l’argent, danser, au café, on s’ingénie aux échecs, tandis que la société est le lieu du jeu littéraire, du rébus, des charades. Même l’échange épistolaire est le lieu du jeu, comme ceux entre Voltaire et l’empereur prussien Frédéric. Les énigmes sont parties des écrits, des comtes philosophiques (Satî ou la destinée, de Voltaire), et le théâtre, que l’on représente parfois au dans les sociétés, joue avec virtuosité des règles de la versification classique pour plaire aux spectateurs. En 1672 sont publiées Les récréations galantes de Charles Sorel, un recueil d’idée de jeux pour toutes bonnes sociétés désireuse de s’amuser.

    Si la convivialité et le jeu semble par définition imposer une égalité entre les acteurs, les rapports sociaux sont cependant construits autour de logiques plus inégalitaires.

b) Les rapports d’autorité et les rapports de marché.

    La fiction d’égalité peut voler à tout moment en éclat : la convivialité des rapports peut cacher certaines dimensions, que l’on ne sent poindre que lorsque les rires ou les sourires se crispent. Si le jeu, dans les cabarets, par exemple, doit comporter des règles communes à tous les joueurs, il se peut qu’à un moment donné l’un des joueurs en décide autrement, faisant voler en éclat l’apparente égalité. On peut même accepter de jouer à un jeu dont les règles ne sont pas les mêmes pour tous, acceptant ainsi le rapport d’autorité. La chasse à courre est ainsi une mise en scène d’égalité : les plaisants, invités par le seigneurs, sont servis lors du banquet où, dans la tradition de ces banquets dionysiaques, les excès sont partagés égalitairement. Cependant, c’est au seigneur réunissant cette compagnie, que revient



2/ Sociabilités quotidiennes, sociabilités de l’évènement. Théâtres ritualisés de sociabilités spontanées.

a) La convivialité, moyen d’une sociabilité ludique.

    Selon la définition de Simmel de la sociabilité, l’enjeu premier de la sociabilité est le plaisir d’être ensemble. La société d’ancien régime est caractérisée par l’importance de la définition collective sur l’être particulier, ce qui revient à dire que l’ « être ensemble » est au fondement des individualités naissantes. On est, lorsque l’on est avec ses confrères aux travail, on est, lorsque l’on est dans une société de jeunesse. On est enfin, lorsque durant l’hiver, dans les villages, on est dans une veillée pour jouer les jeux de la sociabilité.
    Le jeu est une des dimensions fortes de la convivialité : on le retrouve donc lors de la veillée, avec le jeu subtil et normé de la séduction entre jeunes, qui signifie aux uns et aux autres leurs émois amoureux, rougissent, se moquent ou commentent, pour les plus jeunes qui n’ont pas encore l’âge.

b) Des pratiques ritualisées, aux fonctions diverses


II/



La lettre à Elise

  Je me rappelle de l'époque où l'on écrivait des lettres et des courriers pour communiquer ses bons sentiments ; moi, je ne vous communiquerai pas les miens, je suis bien trop pudique. Vous n'ignorerez cependant pas mon modeste courrier. Vous rappelez vous, de ces lettres roses et odorantes, que vous envoyait votre amoureux, lorsque vous étiez petite ? Moi, j'en ai envoyé une, une fois. Je n'ai jamais eu de réponse, alors j'ai arrêté. Puis un jour, je me suis dit que j'allais m'y remettre, alors j'ai essayé de voir comment j'allais écrire. J'y ai beaucoup réfléchis, vous savez. Je me suis trituré les méninges, je me suis demandé comment je pourrais bien faire, tout ça, j'ai rédigé une sorte de plan d'attaque. Cela n'a pas avancé ma lettre d'un pouce.
  Un autre jour, je me suis dit que je n'allais plus écrire, faire comme si cela ne m'intéressait finalement pas et que je m'en fichais bien, que je pouvais vivre sans. Après tout, qu'est ce qu'une petite lettre perdue dans ce grand monde ? Rien de tel qu'une bonne relativisation. Oh, oui, cela a marché quelques jours, mais bien vite, j'en eu mal à l'estomac. Un bon ulcère. Alors j'ai compris que je devais quand même essayer de l'écrire, ma lettre.
  Donc j'ai encore tenté autre chose, figurez-vous ! Cette fois-là, je me suis dit que, tout seul, je n'y arriverai pas. Alors je suis aller voir quelqu'un, un spécialiste dans les lettres, l'un de mes amis. Il m'a donné plein de bons conseils et m'a tout expliqué : comment entrer en matière, comment signer et tout l'entre deux lignes. Mais il n'a pas écrit ma lettre.
  Alors je me suis dit que tout cela ne servait décidément à rien, cette fois avec la spontanéité de la résignation, et j'ai réussi à en rajouter tout une couche en démontrant par A plus B que non, ça ne servait vraiment à rien. Alors j'ai pensé que, finalement, si c'était aussi important que ce soit inutile, cela devait être utile. Mais je n'ai pas compris comment.
  Donc je me suis mis devant une feuille blanche, et j'ai attendu. Je ne sais pas ce que j'ai attendu. J'ai beaucoup regardé les passants par la fenêtre, beaucoup regardé les oiseaux. J'ai redécoré tout mon appartement, assis devant ma feuille blanche. La lettre ne s'écrivait pas. J'ai regardé le stylo, de toutes mes forces, et j'ai prié pour que, mu d'une force divine, il se lève et marche. Mais il n'a pas plus voulu avancer que la feuille ne voulait se remplir toute seule.

  Fou de rage, j'ai pris une bouteille de vin, et j'ai commencé à boire et à chanter mon malheur. J'ai commencé à dire n'importe quoi. Alors je me suis regardé, en moi-même. Et je me suis dit que je savais bien dire n'importe quoi.

Le lendemain, j'ai pris mon stylo, ma feuille blanche, et je vous ai écris.

  Je ne sais pas si le gros rouge vient à bout de toutes les sécheresses malheureuses des mauvais écrivains. Je ne sais pas bien comment j'ai fait, et je ne sais pas si je saurai le refaire. Mais là, je continue d'écrire, et cela ne marche pas si mal, n'est ce pas ? Oh, oui, je vous entends d'ici, oui, oui, il n'écrit que des bêtises. Mais je vous avais prévenu. Au diable !

L'effet du vent

Comme l’automne paraissait s’épanouir,‭ ‬les journées étaient très belles,‭ ‬quoiqu’elles commençaient à nous sembler vraiment courtes.‭ ‬Mais encore,‭ ‬un été inlassable,‭ ‬et doux,‭ ‬laissait la pelouse du parc assez sèche et son air assez chaud pour que l’on veuille y vivre autant que possible.‭ ‬Partager‭ ‬la vue des feuilles rougissantes volant dans l’atmosphère sereine où le vent soufflait ses berceuses,‭ ‬imprimait son‭ ‬mouvement aux branches des arbres.‭ ‬La vue de l’herbe trop longue qui dessinait des formes quand,‭ ‬à la faveur d’une bourrasque,‭ ‬les brins par banc montraient leurs revers argentés et les présentaient à notre vue.‭ ‬Nous buvions,‭ ‬fumions des joints,‭ ‬en soupirant avec toute la mélancolie que requerrais la saison.‭ ‬Nous échangions nos sourires complices,‭ ‬comme si nous volions un instant béni aux mains d’un oppresseur.‭ ‬L‭’‬essentiel était de rire.‭ ‬Finalement,‭ ‬on me persuadait,‭ ‬ainsi que quatre autres de mes compagnons,‭ ‬de participer une partie de‭ ‬freesbee.‭ ‬On me débauchait alors de la tâche qui m’occupait,‭ ‬fixer Anna dans les yeux sans éclater de rire.‭ ‬Elle nous rejoignait plus tard.
‎ ‏Tentant de nous tenir à‭ ‬égale distance les uns des autres,‭ ‬nous nous lancions le disque,‭ ‬essayant de jouer avec subtilité de l’inclinaison,‭ ‬du coup de poignet,‭ ‬devant assurer à nos destinataires des lancers courbés,‭ ‬lents et efficaces.‭ ‬L‭’‬intervention‭ ‬du vent était traître,‭ ‬souvent.‭ ‬Mais comme nous courrions de tous côtés,‭ ‬en caressant nos nuques,‭ ‬nos dos et nos joues,‭ ‬il nous rafraîchissait avec tendresse.
‎ ‏Anna,‭ ‬avec son leger accent italien,‭ ‬plaisantait avec moi,‭ ‬taquine,‭ ‬comme d’habitude.‭ « ‬Sacha,‭ ‬tu es un petit garçon trop romantique‭ ‬»,‭ ‬railla-t-elle derrière moi.‭ ‬Elle avait ce ton désinvolte.‭ « ‬Et niais‭ ! ‬Tu as un air si niais‭ »‬.‭ ‬Elle me bouscula un peu après et souffla à mon oreille,‭ ‬tandis qu’elle me tirait vers elle en attrapant mon front‭ « ‬C’est touchant,‭ ‬on a envie de te faire l’amour et de ne surtout pas le faire‭ ! » ‬Sa‭ ‬figure mutine,‭ ‬un peu enfantine,‭ ‬était baignée par la lumière et ses propos sortaient d’une bouche espiègle,‭ ‬tellement charmante.‭ ‬Elle ne disait pas exactement cela,‭ ‬elle ironisait d’une façon,‭ ‬dont je ne me souviens pas tout à fait.‭ ‬Mais c’était le‭ ‬sens de sa moquerie.‭ ‬Elle savait comment me mener par le bout du nez,‭ ‬ce qui me convenait parfaitement.
‎ ‏Je m’arrêtais finalement de jouer dans l’idée de lire.‭ ‬Mon coeur ralentissait et ma nuque était mouillée.‭ ‬Je buvais quelques traits de bière.‭ ‬J’avais la sensation que tous mes déboires,‭ ‬tout ce qui faisait de moi ce garçon taciturne,‭ ‬effacé,‭ ‬à l’air triste et abattu,‭ ‬glissait.‭ ‬Tout cela glissait sur moi,‭ ‬comme si les effleurements chauds et froids,‭ ‬du soleil,‭ ‬des parfums d’octobre,‭ ‬du vent et de l’herbe‭ ‬constituaient un rempart,‭ ‬une ellipse à l’ornière habituelle dans laquelle je tombais,‭ ‬indéfiniment.‭ ‬Le garçon‭ ‬sensible que j’étais n’étais plus en proie à la vulnérabilité où il était réduit par ce qui l’affectait,‭ ‬d’ordinaire.‭ ‬Il n’était plus affligé.‭ ‬L’insoutenable légèreté de l’être le surprenait,‭ ‬lui qui fut tant sceptique de lire cette idée.‭ ‬La fatigue que l’on devinait sur ses traits s’était évaporée.‭ ‬Il comprenait une sorte de grâce simple,‭ ‬belle et‭ ‬juste,‭ ‬qui donnait un peu de‭ ‬valeur au choses,‭ ‬fugitivement.‭ ‬Un peu de sens à toute cette comédie,‭ ‬à l’humour parfois grinçant,‭ ‬plus souvent douteux.
‎ ‏Je posais mon regard tout autour de moi et voyais des choses,‭ ‬des détails que je n’avais jamais remarqués.‭ ‬Je constatai,‭ ‬surpris,‭ ‬qu’à moins d’un mètre de moi se trouvait des marrons,‭ ‬tout juste tombé d’un grand marronnier près duquel mes amis et moi avions pris place.‭ ‬Je pris plusieurs des marrons gisants près de leurs bogues en main,‭ ‬et les contemplais,‭ ‬les étudiais sous tous les angles,‭ ‬laissant mes doigts les parcourir,‭ ‬parcourir toute leur surface brillante et belle comme une peau sombre.‭ ‬Je voyais,‭ ‬donnant sur le parc,‭ ‬un bel immeuble où un jeune homme,‭ ‬dans une chemise claire,‭ ‬fumait une cigarette sur une chaise longue,‭ ‬un modèle qui me plaisait bien,‭ ‬en bois,‭ ‬d’un style très‭ « ‬Deauville‭ » ‬avec cette toile rayée.‭ ‬Le bâtiment s’ornait de briques colorées.‭ ‬Sur la terrasse se trouvait aussi une petite table ronde sur laquelle était posé une plante dans un petit pot.‭ ‬Un‭ ‬monde entier se révélait à mon regard,‭ ‬comme à un regard nouveau.‭ ‬Je me voyais finalement remarquer le nuage sombre qui voilait depuis quelques instants le soleil.‭ ‬Je ne m’aperçus du chant des oiseaux que lorsque je me demandai s’il était une chose à laquelle je n’avais pas fait attention.‭ ‬Dans l’euphorie caractérisant ma consommation toujours trop rapide d’alcool,‭ ‬je fermais les yeux pour voir sous mes paupières l’orangé.‭ ‬Je me levais titubant.
‎ ‏Comme on doit lever des troupes,‭ ‬j’imagine,‭ ‬je me rassemblais.‭ ‬Je‭ ‬mobilisais en moi tout ce que je voulais voir grandir encore.‭ ‬Je ne m’appuyais pas sur les ressources dont j’étais familier‭ ‬−‭ ‬mon aisance à raisonner,‭ ‬mon orgueil qui me permettait,‭ ‬de façon intermittente,‭ ‬de ne douter de rien,‭ ‬moi qui doute de tout.‭ ‬Je trouvais non pas des ressources,‭ ‬mais je me saisissais de tout cet état d’esprit dans lequel je me trouvais tout étonné,‭ ‬je m’inspirais de cette‭ ‬source de ravissements si surprenants.‭
J’allais avec en tête une insouciance qui ne tenait pas tant au déni de ce que j’avais été et de ce que j’avais ressenti jusqu’alors,‎ ‏dans mon expérience de la vie.‭ ‬Cette insouciance,‭ ‬tenait d’une sorte de foi,‭ ‬d’une foi vraiment aveugle,‭ ‬légère et douce,‭ ‬un grain de folie,‭ ‬comme si j’avais une insolation.‭ ‬Et c’était sans doutes le cas.‭ ‬Je cachais les yeux d’Anna par derrière,‭ ‬elle qui m’injuria délicieusement en italien,‭ ‬puis je l’embrassais,‭ ‬aveuglé par le soleil déjà bas.‭ ‬Elle continua de murmurer dans son bel italien des tas des choses probablement abjectes,‭ ‬tandis qu’elle m’embrassait en me caressant le visage.
‎ ‏Je me perdais plus tard dans ses bras presque maternels,‭ ‬tellement serein.‭ ‬Je commençait à‭ ‬rêver lorsque,‭ ‬le soleil déclinant,‭ ‬Anna frissonnait en me caressant les cheveux.
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