L'effet du vent

Comme l’automne paraissait s’épanouir,‭ ‬les journées étaient très belles,‭ ‬quoiqu’elles commençaient à nous sembler vraiment courtes.‭ ‬Mais encore,‭ ‬un été inlassable,‭ ‬et doux,‭ ‬laissait la pelouse du parc assez sèche et son air assez chaud pour que l’on veuille y vivre autant que possible.‭ ‬Partager‭ ‬la vue des feuilles rougissantes volant dans l’atmosphère sereine où le vent soufflait ses berceuses,‭ ‬imprimait son‭ ‬mouvement aux branches des arbres.‭ ‬La vue de l’herbe trop longue qui dessinait des formes quand,‭ ‬à la faveur d’une bourrasque,‭ ‬les brins par banc montraient leurs revers argentés et les présentaient à notre vue.‭ ‬Nous buvions,‭ ‬fumions des joints,‭ ‬en soupirant avec toute la mélancolie que requerrais la saison.‭ ‬Nous échangions nos sourires complices,‭ ‬comme si nous volions un instant béni aux mains d’un oppresseur.‭ ‬L‭’‬essentiel était de rire.‭ ‬Finalement,‭ ‬on me persuadait,‭ ‬ainsi que quatre autres de mes compagnons,‭ ‬de participer une partie de‭ ‬freesbee.‭ ‬On me débauchait alors de la tâche qui m’occupait,‭ ‬fixer Anna dans les yeux sans éclater de rire.‭ ‬Elle nous rejoignait plus tard.
‎ ‏Tentant de nous tenir à‭ ‬égale distance les uns des autres,‭ ‬nous nous lancions le disque,‭ ‬essayant de jouer avec subtilité de l’inclinaison,‭ ‬du coup de poignet,‭ ‬devant assurer à nos destinataires des lancers courbés,‭ ‬lents et efficaces.‭ ‬L‭’‬intervention‭ ‬du vent était traître,‭ ‬souvent.‭ ‬Mais comme nous courrions de tous côtés,‭ ‬en caressant nos nuques,‭ ‬nos dos et nos joues,‭ ‬il nous rafraîchissait avec tendresse.
‎ ‏Anna,‭ ‬avec son leger accent italien,‭ ‬plaisantait avec moi,‭ ‬taquine,‭ ‬comme d’habitude.‭ « ‬Sacha,‭ ‬tu es un petit garçon trop romantique‭ ‬»,‭ ‬railla-t-elle derrière moi.‭ ‬Elle avait ce ton désinvolte.‭ « ‬Et niais‭ ! ‬Tu as un air si niais‭ »‬.‭ ‬Elle me bouscula un peu après et souffla à mon oreille,‭ ‬tandis qu’elle me tirait vers elle en attrapant mon front‭ « ‬C’est touchant,‭ ‬on a envie de te faire l’amour et de ne surtout pas le faire‭ ! » ‬Sa‭ ‬figure mutine,‭ ‬un peu enfantine,‭ ‬était baignée par la lumière et ses propos sortaient d’une bouche espiègle,‭ ‬tellement charmante.‭ ‬Elle ne disait pas exactement cela,‭ ‬elle ironisait d’une façon,‭ ‬dont je ne me souviens pas tout à fait.‭ ‬Mais c’était le‭ ‬sens de sa moquerie.‭ ‬Elle savait comment me mener par le bout du nez,‭ ‬ce qui me convenait parfaitement.
‎ ‏Je m’arrêtais finalement de jouer dans l’idée de lire.‭ ‬Mon coeur ralentissait et ma nuque était mouillée.‭ ‬Je buvais quelques traits de bière.‭ ‬J’avais la sensation que tous mes déboires,‭ ‬tout ce qui faisait de moi ce garçon taciturne,‭ ‬effacé,‭ ‬à l’air triste et abattu,‭ ‬glissait.‭ ‬Tout cela glissait sur moi,‭ ‬comme si les effleurements chauds et froids,‭ ‬du soleil,‭ ‬des parfums d’octobre,‭ ‬du vent et de l’herbe‭ ‬constituaient un rempart,‭ ‬une ellipse à l’ornière habituelle dans laquelle je tombais,‭ ‬indéfiniment.‭ ‬Le garçon‭ ‬sensible que j’étais n’étais plus en proie à la vulnérabilité où il était réduit par ce qui l’affectait,‭ ‬d’ordinaire.‭ ‬Il n’était plus affligé.‭ ‬L’insoutenable légèreté de l’être le surprenait,‭ ‬lui qui fut tant sceptique de lire cette idée.‭ ‬La fatigue que l’on devinait sur ses traits s’était évaporée.‭ ‬Il comprenait une sorte de grâce simple,‭ ‬belle et‭ ‬juste,‭ ‬qui donnait un peu de‭ ‬valeur au choses,‭ ‬fugitivement.‭ ‬Un peu de sens à toute cette comédie,‭ ‬à l’humour parfois grinçant,‭ ‬plus souvent douteux.
‎ ‏Je posais mon regard tout autour de moi et voyais des choses,‭ ‬des détails que je n’avais jamais remarqués.‭ ‬Je constatai,‭ ‬surpris,‭ ‬qu’à moins d’un mètre de moi se trouvait des marrons,‭ ‬tout juste tombé d’un grand marronnier près duquel mes amis et moi avions pris place.‭ ‬Je pris plusieurs des marrons gisants près de leurs bogues en main,‭ ‬et les contemplais,‭ ‬les étudiais sous tous les angles,‭ ‬laissant mes doigts les parcourir,‭ ‬parcourir toute leur surface brillante et belle comme une peau sombre.‭ ‬Je voyais,‭ ‬donnant sur le parc,‭ ‬un bel immeuble où un jeune homme,‭ ‬dans une chemise claire,‭ ‬fumait une cigarette sur une chaise longue,‭ ‬un modèle qui me plaisait bien,‭ ‬en bois,‭ ‬d’un style très‭ « ‬Deauville‭ » ‬avec cette toile rayée.‭ ‬Le bâtiment s’ornait de briques colorées.‭ ‬Sur la terrasse se trouvait aussi une petite table ronde sur laquelle était posé une plante dans un petit pot.‭ ‬Un‭ ‬monde entier se révélait à mon regard,‭ ‬comme à un regard nouveau.‭ ‬Je me voyais finalement remarquer le nuage sombre qui voilait depuis quelques instants le soleil.‭ ‬Je ne m’aperçus du chant des oiseaux que lorsque je me demandai s’il était une chose à laquelle je n’avais pas fait attention.‭ ‬Dans l’euphorie caractérisant ma consommation toujours trop rapide d’alcool,‭ ‬je fermais les yeux pour voir sous mes paupières l’orangé.‭ ‬Je me levais titubant.
‎ ‏Comme on doit lever des troupes,‭ ‬j’imagine,‭ ‬je me rassemblais.‭ ‬Je‭ ‬mobilisais en moi tout ce que je voulais voir grandir encore.‭ ‬Je ne m’appuyais pas sur les ressources dont j’étais familier‭ ‬−‭ ‬mon aisance à raisonner,‭ ‬mon orgueil qui me permettait,‭ ‬de façon intermittente,‭ ‬de ne douter de rien,‭ ‬moi qui doute de tout.‭ ‬Je trouvais non pas des ressources,‭ ‬mais je me saisissais de tout cet état d’esprit dans lequel je me trouvais tout étonné,‭ ‬je m’inspirais de cette‭ ‬source de ravissements si surprenants.‭
J’allais avec en tête une insouciance qui ne tenait pas tant au déni de ce que j’avais été et de ce que j’avais ressenti jusqu’alors,‎ ‏dans mon expérience de la vie.‭ ‬Cette insouciance,‭ ‬tenait d’une sorte de foi,‭ ‬d’une foi vraiment aveugle,‭ ‬légère et douce,‭ ‬un grain de folie,‭ ‬comme si j’avais une insolation.‭ ‬Et c’était sans doutes le cas.‭ ‬Je cachais les yeux d’Anna par derrière,‭ ‬elle qui m’injuria délicieusement en italien,‭ ‬puis je l’embrassais,‭ ‬aveuglé par le soleil déjà bas.‭ ‬Elle continua de murmurer dans son bel italien des tas des choses probablement abjectes,‭ ‬tandis qu’elle m’embrassait en me caressant le visage.
‎ ‏Je me perdais plus tard dans ses bras presque maternels,‭ ‬tellement serein.‭ ‬Je commençait à‭ ‬rêver lorsque,‭ ‬le soleil déclinant,‭ ‬Anna frissonnait en me caressant les cheveux.

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