Un dernier pour la route

The bay trail
Nous étions dans ce bar l’autre nuit. Nous buvions quelques bières, de celles des mérités, après avoir aidé Nan à installer son bureau. Une longue après midi d’hiver pluvieuse, mais non trop froide.
Il s’agissait d’une de ces soirées dont on sent qu’on n’en tirera pas grand chose, qu’on se trouverait bien ailleurs : tout à la fois, j’étais un peu coincé, un peu désespéré, un peu saoul, mais pas trop, enjoué tout de même. Pas trop mal entouré, mais pas si bien : j’étais pas de cette humeur là. Ces soirées que l’on passe finalement assez seul. Un apéritif qui tire en longueur, qui s’étend sur le reste de la soirée. Sur la séance à laquelle on voulait assister. Un imprévu presque agaçant.
J’étais là, et je me voyais boire avec mon chauffeur, pour le retour - bières sur bières. Ça nous arrivais de temps à autres, en sortant du travail, d’aller boire un verre, de fumer un pétard ou les deux. Un peu plus que de temps à autres. Souvent, régulièrement. Mais il faut diviser cela par la timide régularité avec laquelle je travaillais.
C’était mon mécanicien, il s’appelait Henry. Nous travaillions ensemble le week-end, le plus souvent, mais nous croisions parfois la semaine au garage, lorsque j’y passais entre mes cours pour voir le patron, pour ma paie, ou parce qu’il m’avait parlé d’une belle voiture qu’il fallait réceptionner un jour où il ne pouvait pas. Parfois, il me donnait rendez vous le midi pour voir un V8 américain qu’il devait réviser, une cadillac ou une chevy. Je sortais alors de mon lit, du café ou de l'université, et j’accourrais à toutes jambes. Et avec Henry, nous fumions une cigarette dans la cour, sur la terre battue humide, par endroit verte de quelques brins d’herbes. S’il pleuvait, nous prenions une tasse de café réchauffé. Il s’occupait des bagnoles ordinaires que les clients amenaient, avec de petits pépins. Il avait la trentaine passée, une barbe de trois, voire quatre jours - je sais qu’il y a une controverse sur ce terme, qu’il faudrait, dit-on, en moyenne autour de sept à dix jours, en taillant sa barbe à la tondeuse, pour pouvoir prétendre à cette caractéristique mensongère ; et ainsi faisaient tous ces types qu’avaient des barbes. Je pouvais pas prétendre à ce signe de maturité, j’avais vingt-et-un ans, et ma barbe tardait à prendre une honorable forme. Mais mes cheveux tombaient déjà comme chez un type de vingt-trois ou vingt-cinq.
Une parenthèse a propos de cette controverse qui m’oblige à revoir ce que j’ai écrit plus haut pour commencer la phrase dont je clos seulement l’incise. Henry avait cette barbe là, je crois qu’il l’entretenait, mais c’était cool sur lui. Henry était un mec cool. Sa moustache était cool. C’était un gars sensible, assez drôle, je l’aimais beaucoup - c’est toujours le cas, d’ailleurs.
J’étais dans ce bar avec lui et Nan, je sirotais un verre - non, j’« avalais », je « descendais ». Comme la musique était mauvaise, je regardais par la fenêtre, la lumière et la couleur, la forme des gouttes d’eau que me révélais, s’écrasant sur l’amas de graviers goudronneux, noir ébène que constituais la chaussée, les phares des voitures qui tournaient face à moi, s’arrêtant au stop du carrefour où le bar se trouvait. Je regardais la pluie, la nuit. Les portes vitrées du café - « Pacific Heights » - étaient embuées. Mais pas au niveau des roues et de la pluie - seulement à hauteur des yeux.
Le pied, c'était la route. Rentrer à pas d'heure, c'est s'assurer d'une belle route, bien dégagée. J’étais avec Henry, nous écoutions même peut-être la radio, ça nous arrivait fréquemment. Les choses étaient bien.

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